De mauvais souvenirs [Ft. Amaryllis]

De mauvais souvenirs

Quelle belle invention que les rumeurs, et quel mauvais trait de caractère que la curiosité. Celle de Danae avait en l'occurrence grimpé en flèche en entendant parler d'une secte qui vénérait les monstres, à une époque certes reculée, mais à un endroit qui n'avait pas encore été supprimé des cartes des Diligentias. Comment elle était parvenue à obtenir l'une de ces dernières ? Les bonnes connaissances, sans doute, ou des gens assez naïfs pour croire que sa singulière avidité avait des limites, du genre de celles de ne pas franchir les remparts, et de ne surtout pas se rendre sur place. Malheureusement pour eux, c'était mettre les mauvaises informations en d'encore plus mauvaises mains.

Vêtue sobrement d'une robe courte, de bas collants et d'une veste près du corps, la scientifique avait attendu que le crépuscule pointe le bout de son nez pour rejoindre les portes de la ville ; là, il lui avait suffit de se glisser dans la foule qui revenait des champs pour mettre le nez dehors, pour mettre les voiles vers le soleil couchant jusqu'à ce que le voyage soit terminé et qu'elle puisse dormir dans le froid des profondeurs forestières. Car ce n'était pas n'importe où qu'elle allait, armée d'une épée à son côté qu'elle ne savait même pas utiliser.

Tout droit en direction de la Forêt Noire.

Elle allait là où le vent ne soufflait plus, là où la nuit était sombre et pleine d'horreurs cachées, là où tout était lié dans un abîme que même les Diligentias avaient fuit. Marchant dans l'obscurité, qui n'était pas uniquement due à la nuit venue mais aussi à l'épaisse canopée qui surplombait sa tête, la jeune femme alluma sa lampe torche pour mieux se diriger dans la bonne direction, regardant tour à tour sa carte et le sol pour ne pas se prendre les pieds dans les racines folles qui menaçaient de la faire tomber au moindre pas de travers.

Ce n'est qu'après de longues minutes qu'elle la vit, la source de sa curiosité - un autel abandonné dans les broussailles, autour duquel se trouvaient les restes squelettiques d'êtres humains.

« Les loups endormis au milieu des arbres, les chauves-souris se balancent dans la brise~ » chantonna-t-elle en s'approchant du monticule de pierre pour venir le caresser. « Où es-tu caché~? »

Elle ne parlait à personne en particulier, bien loin de se douter qu'outre les monstres, les bois renfermaient un être potentiellement aussi dérangé qu'elle, quoique pas pour les mêmes raisons.

De mauvais souvenirs

Elle en était à chantonner, insouciante, lorsqu'une voix se fit soudain entendre, lui arrachant un très bref sursaut de surprise. Un petit frisson d'excitation lui remonta alors l'échine tandis qu'elle se laissait doucement tomber sur l'autel, étendant ses jambes devant elle et étirant les bras par-dessus sa tête brune.

« Jeune enfant… Comment oses-tu venir déranger les êtres vivants dans ces lieux… Ne tiens-tu pas à la vie ? Je ne savais pas que les humains étaient aussi suicidaires ! »

Parfaitement calme, en apparence du moins, la scientifique fit mine de chercher autour d'elle d'où provenait la voix mystérieuse - même si elle avait parfaitement compris, à son origine, qu'elle venait des arbres alentours. Un monstre parlant ? Voilà qui serait une découverte merveilleuse, quoique peu probable.

« Aurai-je trouvé le Grand Méchant Loup~? » Son ton était chantant, sa voix fragile.

Peur ? Danae n'avait pas peur. C'était une vieille amie, qu'elle fréquentait depuis tellement longtemps qu'elle était devenue une banalité. En revanche, elle était bien curieuse de savoir qui s'adressait ainsi à elle, en des termes laissant presque entendre qu'elle était de trop parmi les squelettes mousseux et la verdure noirâtre. Un petit sourire félin étira les lèvres de la jeune femme. L'inconnu ne pouvait pas être ignorant des patrouilles que les Diligentias devaient forcément faire dans cette zone oubliée du temps - aussi ne pouvait-il pas être un simple passant. De toute façon, il fallait vraiment être dérangé pour venir s'enfoncer aussi profondément dans la forêt.

« Suicidaire ? Peut-être. Je n'ai pas grand chose à perdre, il est vrai. Mais toi, comment oses-tu déranger les morts en te moquant des vivants ? »

Non pas qu'elle en avait quelque chose à faire de l'un, ni de l'autre. Simple jeu de l'esprit, l'envie de renvoyer sa question à son invité mystère qu'elle ne cherchait plus, regardant simplement ses petits pieds chaussés de bottines solides et crottées, tapotant d'une main sa carte, de l'autre sa lampe torche, deux objets à présent situés de part et d'autre de son corps délicatement posé sur l'autel qui avait dû autrefois être sacré pour quelqu'un.

« Je ne vais pas mentir, pour la peine. J'ai entendu des rumeurs, des rumeurs folles… Il paraît qu'on vénérait les monstres, ici. Je suis juste venue jeter un œil et… voilà que tu parais, bien mystérieux, à proférer des leçons alors que tu ne fais rien de plus que te cacher à ma vue, me faisant presque croire que tu pourrais être aussi intéressant que les lieux. En es-tu le Maître ? »

S'il l'était, voilà qui serait merveilleux, et la féline sent son cœur battre la chamade tandis que ses yeux se lèvent vers les arbres, visiblement de nouveau à la recherche de celui à qui elle s'adresse.

De mauvais souvenirs

Elle était à l'aise en ce lieu de mort, presque autant que dans un laboratoire. Les lieux présentaient pour elle un attrait qui allait au-delà de la curiosité scientifique - il en allait de sa curiosité personnelle également. Comment pouvait-on en arriver à vénérer les monstres ? C'était une question qui revenait sans cesse dans sa petite tête brune, comme une rengaine, une ritournelle incessante.

« Je préférerais maître corbeau.~ »

Pour la peine, Danae laissa échapper un petit rire mélodieux et ravi. En effet, le loup avait une connotation bien trop douce pour une telle rencontre alors que le corbeau, maître des mauvaises nouvelles, lié à la mort et aux ténèbres, était un bien meilleur écho à la Forêt Noire. Son cri lugubre la ferait-il pour autant frissonner ? Pas le moins du monde, car la scientifique n'avait pour l'heure à son encontre que de l'intérêt.

« Ils n’ont plus d’oreilles pour nous écouter, plus besoin de sommeil pour se reposer en dehors de l’éternité. Pourquoi devrais-je faire attention à eux ? Quand on meurt, on redevient poussière et oubliés. »

La féline hochait la tête, continuant de chercher l'origine de ces paroles du regard. Lorsqu'elle la trouva enfin, un large sourire étira ses lèvres pulpeuses tandis qu'elle reposait ses bottines sur le sol, se relevant avec grâce pour s'approcher de l'arbre duquel s'échappaient les mots mortifères. En effet, les morts n'avaient plus grand intérêt quand on ne pouvait plus les étudier - et si elle comptait bien emporter un os ou deux de son expédition pour les étudier plus en détail une fois rentrée à Aurora, son attention n'était pour l'instant pas dirigée vers les cadavres qui l'entouraient.

« Il faut être complètement fou pour penser ainsi, tu ne penses pas ? Vénérer ceux présents pour nous tuer. Ils sont très bien dans nos assiettes sans qu’on finisse dans leur estomac. »

De nouveau, elle hocha la tête avant de la pencher sur le côté comme un félin observant sa proie, lorgnant avec intérêt le masque que portait son mystérieux interlocuteur. Joli. Ne pas voir son visage ne semblait pas la perturber plus que ça, pas plus que ses paroles tandis qu'elle croisait les bras dans son dos, se penchant légèrement en avant pour mieux voir entre le feuillage de l'arbre.

« Ils sont encore mieux découpés sur une table d'opération, tu peux me croire. Les manger… Bof. Mais les étudier ? Comprendre leur fonctionnement, afin de mieux renverser la vapeur contre eux ? Mhh, c'est plus mon truc. »

Et cela dit, elle se retrouvait quand même seule dans ces bois, prête à suivre les rumeurs pour trouver quelque chose d'intérêt. Oh, ce qui l'entourait en avait, mais elle n'allait tout de même pas négliger son invité pour récolter sous son nez le fruit de sa chasse nocturne. Ce dernier reprenait déjà la parole, mettant ses nerfs à l'épreuve, jouant de son statut pour le moins inconnu.

« Peut-être que je le suis, peut-être pas. Comme je peux être ici pour t’attaquer ou protéger ce lieu. Penses-tu que je suis là pour te défendre ou te supprimer ? Dans quel camp suis-je ? N’as-tu pas peur de perdre la vie ? »

Et ces nerfs… restaient d'acier. Faisant demi-tour pour marcher parmi les corps abandonnés là depuis sans doute de longues années, elle se mit à chantonner avant de se décider à donner une réponse à son ami le corbeau.

« Peur ? Non. Si je dois mourir, je mourrai, que ce soit par ta main, par celle d'un monstre ou par la mienne propre. Quant à ton camp, il est évident : contre les monstres. Quoique ça ne veuille pas dire grand chose - ça ne fait pas de toi un ami des hommes. Peut-être es-tu ici pour ton propre compte ? »

Danae aussi savait jouer - jouer de son corps qui se retournait vers l'arbre à la chauve-souris et de ses mots qui insinuaient une connaissance plus marquée sur les lieux de la part de son locuteur.

« Dis-moi, Ô Maître Corbeau, m'autoriserais-tu à désacraliser ces lieux ? Si tant est qu'ils aient été un jour sacrés, bien sûr. » rit-elle doucement, moqueuse.

De mauvais souvenirs

Il semblait plutôt à l'aise sur son arbre, comme quelqu'un qui avait l'habitude d'observer le monde d'en haut - Danae en était presque jalouse mais grimper en robe, très peu pour elle. Dans une autre tenue, peut-être l'aurait-elle fait pour rejoindre son interlocuteur sur sa branche, histoire de l'observer de plus près. Son masque, en particulier, l'intriguait, plus que ses mots par la présente, et ce qu'il y avait derrière encore plus. Était-il si horrible qu'il avait besoin de se cacher à ses yeux d'émeraude ?

« C’est une autre manière de les voir disparaître. » répondit-il en haussant les épaules.

Un autre indice. Au premier abord, l'inconnu ne semblait rien avoir contre les scientias, si tant est qu'il en connaisse l'existence et ne soit pas juste un sauvageon sur lequel elle serait tombée par pure coïncidence. Après tout, tout était possible dans ce monde de fous. Il ne serait pas le premier à vivre seul en dehors de la ville, quoiqu'elle en doutait.

« Il paraît que ça aide nos protecteurs. Quoique pour être franche, je m'en fiche un peu… »

Elle, ce qui l'intéressait, c'était de comprendre. Ce que les gens en faisaient après n'était pas de son ressort, ni même dans ses préoccupations. Tant qu'elle pouvait récupérer les restes pour faire avancer la science… La suite du discours de son locuteur lui fit lever un sourcil.

« Je ne suis l’ami de personne, pourquoi devrais-je l’être ? Les hommes peuvent être les plus cruels des monstres. Tu ne penses pas ? Sont-ils réellement différents de ces créatures nous entourant ? Ah, je me demande bien qui est le pire ! »

Le pire, uh ?

« À mes yeux, les deux se valent. La seule différence, actuellement, est que les uns sont capables de réfléchir et ne le font pas tandis que les autres répondent simplement à leurs instincts. Dans un cas comme dans l'autre, les dégâts peuvent être énormes. » fit-elle en haussant à son tour les épaules.

Se comptait-elle dans le lot ? Ajoutait-elle le blond dans le tas de ceux qui ne réfléchissaient pas ? Bien sûr que oui, et plutôt deux fois qu'une. Ils n'étaient, après tout, qu'humains. Observant ce dernier avec curiosité, elle esquissa un sourire en croisant son regard sans pour autant le voir. Il était bizarre, ce qui relevait d'un trait de caractère qu'elle savait apprécier à sa juste valeur. Ainsi donc, il était réellement là pour son propre compte. Maintenant, elle se demandait ce qui pouvait l'avoir amené à rejoindre ces lieux en pleine nuit.

« Je m’en contre fiche, ces lieux ne sont rien. Tu peux y faire ce que tu veux. »

Visiblement, pas la curiosité. Il devait forcément y avoir une histoire derrière ce ton sec et amer. Résultat des courses, la brune se dirigea jusqu'aux restes d'un cadavre vers lequel elle se pencha pour l'observer à la lueur de sa torche. Décidément, elle aurait dû investir dans une des boissons du service scientifique pour mieux voir de nuit, ça lui aurait évité le dérangement. Après avoir coincé sa carte entre sa ceinture et sa hanche, elle se pencha un peu plus pour frôler du bout des doigts le squelette abandonné. Il restait un peu de viande avariée accrochée à ce dernier, ce qui ne semblait pas la perturber le moins du monde. Ces gens avaient-ils subis la colère du monstre qu'ils vénéraient ?

« Maître Corbeau, le ton que tu emploies m'indique que tu en sais plus que tu ne veux bien le dire. Te confierais-tu à moi ? … Aurais-tu toi-même vénéré quelque chose que tu n'aurais pas dû ? »

Question dangereuse, Danae. Mais quelque chose lui disait qu'elle était sur la bonne piste, quand bien même cette dernière pouvait lui coûter la vie, en témoignait la terrible faux de son vis-à-vis perché.

De mauvais souvenirs

Toute à son exploration, Danae n'avait pas vraiment fait attention aux mouvements de son interlocuteur. Ce qui l'intéressait sur le moment, c'était la raison pour laquelle les créatures avaient laissé autant de viande maintenant pourrie sur les cadavres entre lesquels elle se déplaçait d'un pas assuré. Sa seule piste résidait dans la probabilité qu'il existe un monstre plus grand et plus terrifiant pour régner sur ce territoire, ayant fait fuir les plus petits charognards. Finalement, l'idée de venir non accompagnée n'avait peut-être pas été la meilleure du monde. Si une telle bestiole pointait le bout de son nez, il y avait très peu de chances pour que l'épée qu'elle avait chouravé lui soit d'un quelconque secours, elle qui ne s'était jamais entraînée avec une arme.

La brune en était là de ses pensées inhospitalières lorsqu'elle entendit le bruit d'un corps rejoignant le sol - celui du Maître Corbeau, de toute évidence - et se redressa pour se retrouver presque nez-à-nez avec la faux qu'elle avait précédemment remarquée.

« Et si c’était le cas ? Devrais-je te tuer pour avoir découvert ce secret ? Un corps de plus ou de moins à cet endroit, personne ne te retrouvera. Les monstres viendront manger ta chair et s’ils sont généreux, laisser tes os. On ne t’a jamais dit… Que la curiosité était un vilain défaut ? » acheva-t-il dans son rire malsain.
« En vrai ? Plus d'une fois. »

Est-ce qu'elle avait peur maintenant ? Un peu plus qu'auparavant, mais toujours pas assez pour se soucier de sa potentielle survie. Levant une main, elle glissa la pulpe de son pouce sur le tranchant de la lame et lâcha un petit « Aïe. » en constatant que l'arme était parfaitement aiguisée, y laissant une traînée ensanglantée. Prenant garde à ne pas faire de trop grands mouvements, la scientifique se retourna pour faire face à celui qui se plaçait désormais en agresseur.

« Si c'était le cas, tu n'aurais aucun intérêt à me tuer. Et puis on a déjà abordé la question : mourir m'importe peu. Ton secret ne m'intéresse pas à proprement parler - ce que je veux savoir, c'est ce que ces gens - vous, de toute évidence au vu de ta réaction, vénériez, pourquoi et comment. Pur intérêt professionnel. »

Du reste, qu'il ait fait partie de la secte ou non ne l'intéressait pas réellement, en dehors du fait que ça lui donnait l'occasion d'obtenir des réponses qu'elle ne parviendrait pas à obtenir en se contentant d'observer des cadavres et un autel. Au mieux, l'analyse des os lui indiquerait peut-être le modus operandi de la créature qui avait fait ce carnage et donc, par extension, l'identité du monstre, au pire, rien du tout. Sa seule chance se trouvait présentement devant elle, occupée à la menacer de sa faux comme la grande faucheuse prête à l'emporter avec elle.

« J'imagine que ça ne doit pas être des souvenirs agréables. » fait-elle en s'approchant de son vis-à-vis pour mieux décortiquer les détails de son masque, parfaitement consciente de la lame située derrière elle. « Mais imagine que les rumeurs donnent de mauvaises idées à d'autres ? Ça ne t'intéresserait pas d'avoir quelqu'un de ton côté ? Que s'est-il passé ici ? » souffla-t-elle en appuyant sur chaque mot comme si chacun risquait d'être son dernier.

La vérité, c'était qu'elle ignorait totalement si elle avait raison ou tort - tout ce qu'elle savait, c'était que c'était là sa seule piste, et qu'il fallait la creuser, même au péril de sa vie.